"Colin-maillard"
«Colin-maillard»
Dans le noir, je tâtonne. Quel est donc ce bruit strident?
J'ai un foulard opaque sur les yeux. Obscurité inquiétante. Je devine à peine la lumière. Mais je peux assurer que, depuis quelques instants nous avons quitté le sein réconfortant de la villa pour celui bien moins rassurant de la rue. Mon ouïe semble accrue. Je sursaute au moindre son trop proche.
Nous entamons le parcours du combattant... Ou me mènes-tu? Ou plutôt, par où m'y mènes-tu?
Ainsi commence cette douloureuse balade que je ne pouvais plus reporter. J'ai peur. Je sens le frôlement des gens qui s'écartent au dernier moment. Les voix soudain brusques à mes côtés, puis qui s'éloignent. Je serre mon sac à main le long de mon corps, les autres passants me paraissent tous des ennemis potentiels. Je glisse sur quelque chose, une flaque peut-être, et je sens des bras robustes accompagnés de grognements me rattraper de justesse, au moment où je sentais le sol se rapprocher à vitesse grand V de mes fesses. Je bredouille un remerciement. Je t'entends marcher juste devant moi, mais tu n'as pas fait attention à ma chute. On doit s'arrêter, probablement au bord d'une grande avenue. La vitesse des voitures qui me rasent fait voler mes cheveux. Ma peur devient angoisse. Il va falloir traverser. Je te sens avancer et je te suis, la boule au ventre. Et si une retardataire surgissait et nous fauchait! Mais non, la route est derrière nous à présent. Ton allure est toujours paisible et je commence à me détendre, me laissant guider, slalomer dans les méandres des gens, des lampadaires, des rues, des voitures, des vélos, et j'en passe...
J'ai confiance. Je n'ai pas le choix. Ce n'est pas seulement un jeu, mais le reste de ma vie qui dépend de cette épreuve qu'on s'est aujourd'hui imposée. A ton excitation que je devine grandissante, je suppose que l'on touche bientôt au but.
Mon instinct ne m'a pas trompé puisque quelques secondes après j'entends la voix suraiguë et reconnaissable de Charlotte qui m'interpelle : « Enfin vous voilà, je commençais à m'inquiéter! ». Elle ne remarque pas le soulagement qui doit se peindre sur mon visage.
Je me laisse tomber à genou et j'attrape ma chienne par l'encolure, desserrant de mon poignet la boucle de la laisse qui me sciait les chairs du poignet. J'enfouis mon visage dans ses poils en la remerciant à voix basse. Nous avons réussi.
Je suis prête à rentrer dans le supermarché avec mes deux amies.
Ce foulard opaque que je porte, je le garderai à vie. Aveugle depuis quelques mois suite à un accident, je dois réapprendre à m'orienter au quotidien à l'aide de Pataude, ma jeune labrador.